Paru aux États-Unis en 2004 – l’année du bicentenaire de la proclamation de la République d’Haïti, le livre de Laurent Dubois se présente comme une synthèse de l’histoire de la Révolution haïtienne établie à partir d’une lecture croisée de sources primaires et des principaux travaux historiques parus aux États-Unis, en France et en Haïti, essentiellement depuis un quart de siècle. Jean Casimir (Préface, p. 11)
Héritier des travaux précurseurs des Haïtiens Beaubrun Ardouin et Thomas Madiou pour le 19e siècle, de ceux du Trinidadien C.L.R. James et du Martiniquais Aimé Césaire pour le 20e siècle, l’ouvrage de Laurent Dubois se situe dans la lignée, notamment, d’une historiographie étasunienne qui – tel David Geggus ou John D. Garrigus – cherche à “entrevoir avec plus de clarté ce que les événements de cette période ont pu signifier pour ceux qui les vécurent” (p. 25). À la suite de son premier livre A Colony of Citizens : Revolution and Slave Emancipation in the French Caribbean, 1787-1804 (1) dans lequel il abordait le programme politique révolutionnaire porté par les esclaves insurgés de la Guadeloupe, Laurent Dubois ambitionne donc de reconstituer l’histoire de l’insurrection de Saint-Domingue, de l’abolition de l’esclavage et de l’indépendance de la République d’Haïti à partir des conceptions et des aspirations des esclaves.
Le premier chapitre de l’ouvrage s’attache, à partir de la Description topographique, physique, civile, politique et historique de la partie française de Saint-Domingue du colon Moreau de Saint-Méry à peindre la société coloniale de Saint-Domingue à la veille des Révolutions française et dominicaine. Dans un rappel succinct mais précis, le lecteur découvre l’historique de la dernière née des îles à sucre aux Amériques – bien qu’Hispaniola ait été le premier établissement colonial de la Couronne d’Espagne – devenue en moins d’un siècle la colonie européenne la plus florissante au monde : au 18e siècle, Saint-Domingue est le premier producteur de sucre et de café, la pièce maîtresse du commerce colonial français de par le système de l’Exclusif. Cette place prédominante dans le commerce atlantique est assurée par une exploitation forcenée de centaines de milliers d’esclaves, usés jusqu’à la mort et sans cesse remplacés par de nouveaux contingents toujours plus nombreux d’Africains (jusqu’à 48 000 Africains traités pour la seule année 1790 !). L’important déséquilibre démographique, croissant tout au long du 18e siècle, entre la classe des maîtres et celle des esclaves, la violence exercée par les maîtres à l’encontre de leurs esclaves, la pratique du marronnage définissent une société traversée par des ferments constants de révoltes et d’insurrections (Chapitre 2 La fermentation).
Ce n’est pourtant pas l’opposition entre libres et serviles qui explique l’embrasement de la colonie. À partir du personnage du libre de couleur Julien Raimond, déjà présenté par les travaux de John Garrigus ou de Florence Gauthier, Laurent Dubois démontre que ce sont les divisions grandissantes au cœur de la classe des maîtres qui génèrent, à la fois l’affaiblissement des capacités de répression de la société coloniale esclavagiste permettant aux insurrections d’esclaves de se développer, et le déclenchement d’une violente guerre civile dans laquelle les revendications et les mots d’ordre politiques sont repris et réinterprétés par les esclaves insurgés. Le Chapitre 3, intitulé L’héritage, est donc une sorte de plongée au cœur de la question du « préjugé de couleur », concept politique élaboré au cours du 18e siècle et instituant une ségrégation basée sur une division de l’humanité selon l’origine africaine ou européenne. C’est donc autour des revendications d’égalité exprimées par les libres de couleur et du rejet de celles-ci par les colons “blancs” (2) que se jouent les débuts de la Révolution de Saint-Domingue et les violents débats sur les colonies au sein de l’Assemblée constituante. Et c’est, comme le craignaient les plus farouches ségrégationnistes, comme le pressentaient les défenseurs les plus avisés de la cause des libres de couleur, par l’intermédiaire de cette question de l’égalité des libres que l’immense masse des esclaves déboule dans les champs philosophique et politique afin de réclamer l’application des Droits de l’homme et du citoyen.
C’est un des grands intérêts des travaux de Dubois que de considérer, en s’appuyant sur le sentiment qu’en avaient les témoins directs des événements, que “les esclaves étaient capables d’interpréter et de transformer les idéaux des Lumières pour les appliquer en vue de réaliser leurs propres desseins” (p. 149, Chapitre 4 Le feu dans la canne). S’écartant de la volonté stérile de catégoriser selon un mode exclusif, Laurent Dubois expose avec grand art les différentes influences et utilisations auxquelles font appel les esclaves insurgés lorsqu’ils apparaissent sur le théâtre des événements. Se réclamant tout à tour – voire simultanément, du Roi de France et de l’Assemblée nationale, demandant l’application de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen après avoir communié au cours d’une cérémonie religieuse vodou, les insurgés de Saint-Domingue se situent à une sorte de carrefour du monde atlantique où sont réinterprétés les contextes et les expériences politiques, philosophiques, religieux et militaires de l’Europe et de l’Afrique en vue de la destruction du système colonial antillais et de la naissance d’un nouveau peuple à partir de matériaux pré-existants mais transformés.
Effectivement, au fur et à mesure de la prolongation de l’état de guerre civile, qui tourne en guerre d’extermination, et de l’extension de l’insurrection des esclaves du Nord à l’Ouest et au Sud, une évolution radicale des revendications se produit. D’une demande d’aménagement et d’adoucissement du système – qui rappelle les réformes qui avaient été tentées par la monarchie sous le ministère de Castries et qui reçut d’ailleurs la même fin de non-recevoir par les colons, les insurgés passent à un objectif politique bien plus ambitieux et, surtout, immédiat : “la liberté générale de tous les hommes détenus dans l’esclavage” (p. 196, chapitre 6 Le défi).
Cette rupture, radicale, est pourtant replacée avec habileté dans le contexte d’une rencontre entre les deux révolutions, française et dominicaine, par l’intermédiaire – notamment- des deux commissaires de la République, Polverel et Sonthonax. Laurent Dubois, à rebours d’une certaine tradition historiographique, ne voit pas, dans le choix délibéré de ces deux membres du club des Jacobins pour une alliance avec les esclaves insurgés du Cap, une simple mesure de circonstance imposée par les événements. Sans retirer la part décisive prise par les esclaves dans l’obtention de la liberté générale et sans être en mesure de pouvoir définitivement trancher sur le plan initial de Polverel et Sonthonax à leur départ de Paris, l’auteur rappelle l’implication des deux hommes, dès 1791, dans la lutte contre le lobby colonial et la terreur que la nomination, en 1792, de ces deux défenseurs de l’égalité de l’épiderme inspira à certains colons, persuadés que leur secret dessein était bien l’affranchissement général. Tout en se concentrant sur les esclaves insurgés, Laurent Dubois rappelle ainsi, à plusieurs reprises, les liens entre les Révolutions dominicaine et française. Il manque cependant une mise en relation des deux dynamiques révolutionnaires.
À titre d’exemple, l’auteur n’évoque pas le décret d’arrestation et d’accusation des colons contre-révolutionnaires voté le 19 ventôse an II (9 mars 1794) qui démontre pourtant la volonté des Conventionnels d’une mise en application de l’abolition de l’esclavage et d’une politique d’accompagnement et de protection du processus révolutionnaire dans les colonies américaines. En omettant ce type de faits, le lecteur ne peut réellement appréhender la rencontre entre les deux révolutions et le dialogue qui s’instaure – pour un temps – entre les deux rives. Cette omission ne semble pas simplement correspondre à une orientation problématique ayant choisi de privilégier les acteurs et les événements à Saint-Domingue même : l’erreur d’interprétation, déjà commise par Jean Jaurès ou Yves Bénot, à propos des débats parlementaires du 11 au 15 mai 1791 et de la position qu’y défendit Robespierre, paraît en donner la preuve. En estimant que l’intervention de Robespierre, le 13 mai, formulant le refus de la constitutionnalisation de l’esclavage et réutilisant la sentence de Jaucourt “Périssent les colonies plutôt qu’un principe”, était une question de “rhétorique” (p. 130), Laurent Dubois traite la défense constante des principes de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen par le côté gauche comme une simple posture, “bellement philosophique” mais débranchée des enjeux réels.
D’une manière générale, on peut dire que l’auteur ne saisit malheureusement pas toute la profondeur des débats et des affrontements qui se sont déroulés en France, au cœur des assemblées nationales successives et dans les sociétés politiques. Faute apparemment d’avoir correctement analysé les positions philosophiques et les programmes politiques rigoureusement opposés d’acteurs aussi essentiels que Médéric Moreau de Saint-Méry – théoricien, afin de sauvegarder la société coloniale esclavagiste, d’un système ségrégationniste ouvert aux libres de couleur ayant « mérité » le titre de « blanc » et présenté par l’auteur comme un « politicien modéré » - ou que Julien Raimond dont l’auteur passe étrangement sous silence l’engagement antiesclavagiste et la patiente recherche d’une alliance à la fois entre libres de couleur et esclaves, et entre les peuples en révolution de Saint-Dominque et de France.
On peut regretter que Laurent Dubois n’ait pas vu comment, de chaque côté de l’Atlantique, au moins une partie des acteurs avait le sentiment de participer à un mouvement commun à l’humanité entière et comment, au-delà de leurs premières positions, certains révolutionnaires français avaient reçu le message porté par les esclaves insurgés, pris en compte ce surgissement et le chamboulement qu’il entraînait pour reconsidérer – de manière pratique - le lien entre la République et ces nouveaux peuples. C’est sûrement le manque principal de l’ouvrage que de passer à côté de l’histoire de cette alliance, trompé, peut-être, par le retournement politique entamé par la Convention thermidorienne et les politiques coloniales tentées sous le Directoire puis le Consulat. Il y a peut-être là une lecture biaisée qui préjugent les événements passés à partir de leur résultat ultérieur.
Pour autant, on se passionne – porté à la fois par un style qui se fait, par instants, romanesque et le recours à de nombreux éléments du patrimoine culturel haïtien – pour le récit de l’obstination des ci-devant esclaves à forger leur propre espace de liberté, pour l’évocation des luttes entre les différentes factions politiques à Saint-Domingue et pour l’ascension de Toussaint Louverture. C’est autour de cette figure de “Spartacus noir” – pour reprendre les prophéties de l’abbé Raynal – qu’est construite la seconde partie de l’ouvrage ; il est vrai que le général Louverture est au centre du jeu diplomatique, économique et politique de la colonie entre le moment de son ralliement à la République française et celui de sa déportation au fort de Joux. À travers l’évocation de la mise en place de son pouvoir personnel sur la colonie et l’élimination de ses divers adversaires, à travers les oppositions diverses que soulève sa politique et les projets de société concurrents qui s’affrontent, l’auteur s’attache à une description d’ensemble de la société dominicaine en révolution, une société infiniment complexe, travaillée par des intérêts divergents et des projets concurrents qui annoncent et se prolongent – en partie – dans les deux premiers siècles de l’histoire haïtienne.
C’est toute la réussite de la synthèse entreprise par Laurent Dubois que de clarifier le déroulement des faits tout en donnant à voir la complexité des oppositions (qui dépassent la “ligne des couleurs” habituellement présentée comme seule grille de lecture efficiente) entre un groupe social mené par certains ci-devant libres de couleur anciens propriétaires esclavagistes qui, réutilisant les thèmes chers aux colons autonomistes “blancs” face au « despotisme ministériel », aspire à une prise de pouvoir écartant les représentants de la métropole coloniale sinon – à terme – à une indépendance sur le modèle des treize colonies ; et une nouvelle élite de certains ci-devant esclaves ou affranchis (comme Toussaint), désormais détentrice d’une portion du pouvoir militaire, qui choisit le camp de la République française, convaincue à la fois de l’intérêt d’une alliance entre deux peuples en révolution et de la nécessité – suite à un constat géopolitique - de se fédérer avec la seule puissance du monde atlantique prête à garantir l’abolition de l’esclavage. Mais, au-delà de leurs positions divergentes quant aux liens à entretenir avec la métropole coloniale, ces deux groupes se rassemblent sur le même objectif de relance de l’économie de plantation. Reprenant en filigrane le travail de Gérard Barthélemy sur le conflit entre une société “bossale” et une société “créole”, Dubois expose – par touches successives – à la fois la voie divergente des républiques de marrons et celle de la contre-société de plantation (Jean Casimir parle de « contre-plantation ») portée par les cultivateurs ci-devant esclaves et qui s’opposent toutes deux à la politique de maintien des grandes exploitations voulue par Toussaint Louverture. Un essai de l’auteur, donc, de ramener à la vue cette voie paysanne dans la révolution dominicano-haïtienne (3) qui permet d’observer cette lutte entre deux projets économiques qui double la lutte entre le projet de rétablissement de la dépendance coloniale de Bonaparte et celui d’indépendance-association tenté par Louverture. Le livre de Laurent Dubois participe ainsi, bien qu’il ne l’exprime pas toujours de manière explicite, à un enrichissement historiographique où la question de l’esclavage et de son abolition juridique est dépassée pour laisser cours à une réflexion sur la destruction de la société coloniale et sur les projets qui associent liberté (on devrait pouvoir écrire « libéralisme ») et économie politique populaire. L’initiative populaire. Là est peut-être l’un des thèmes majeurs de la thèse défendue par l’auteur.
C’est à ce titre que le dernier chapitre, Ceux qui meurent (pp. 377-403), rappelle avec une évidente clarté que la guerre d’indépendance de 1802-1804 – guerre pour le maintien de la liberté générale et de l’égalité de l’épiderme – est en tout premier lieu menée par les centaines de bandes insurgées, constituées de cultivateurs, de marrons et de soldats ayant déserté. Le ralliement de la majorité des généraux de l’armée louverturienne ne se produit qu’en octobre 1802, à un moment où la politique d’élimination physique de “l’armée noire” voulue par le Consul et mise en application par le général Leclerc ne leur laisse plus le choix qu’entre « rejoindre les insurgés ou mourir » (p. 388). Les dernières pages des Vengeurs du Nouveau Monde soulignent d’ailleurs avec persistance le poids du projet et des actes d’un racisme délirant porté par l’expédition Leclerc (auquel succède le général Rochambeau) dans l’escalade sanglante des violences de part et d’autre et dans la transformation d’une insurrection pour les droits de l’homme en une guerre de libération nationale.
C’est cette voie populaire dans la Révolution dominicano-haïtienne qui est porteuse d’une philosophie des droits politiques et économiques de l’humanité, qui se propose comme une contre-alternative au programme ségrégationniste d’une exclusion politique d’une fraction du genre humain au service d’une exploitation économique. C’est cette voie populaire qui demeure une source d’inspiration à tout élan de résistance contre toutes les formes d’oppression.
… ceux qui moururent pour la Révolution haïtienne et vécurent à travers elle devinrent le reflet de toute société du monde atlantique. Ils continuent à nous parler, pionniers fondateurs d’une longue lutte pour la dignité et pour une liberté qui demeurent incomplète.
(épilogue, p. 410)
(1) Traduit en français sous le titre – peu judicieux à mon sens – Les esclaves de la République : l’histoire oubliée de la première émancipation, 1789-1794, Paris, Calmann-Lévy, 1998.
(2) Les guillemets – ou une définition lexicale – sont obligatoires lorsque l’on a recours à des concepts qui ne demeurent, en grande partie, que des constructions sociales, d’ailleurs fluctuantes selon les époques et les sociétés (Ainsi la constitution de 1805 de la République d’Haïti proclame-t-elle que tous les Haïtiens sont « noirs » quelle que soit la couleur de leur peau, qu’ils soient nés en Pologne, à Jacmel ou au Dahomey). C’était d’autant plus le cas dans la société dominicaine pré-révolutionnaire que, comme le suppose l’auteur en rendant compte des joutes entre Julien Raimond et Médéric Moreau de Saint-Méry, la dénomination de “blanc” ou de “couleur” était sujette à controverse et évolution dans une société originellement plus métissée que ce qu’elle ne voulait bien se l’avouer à partir des années 1760. On peut regretter que Laurent Dubois n’ait pas consacré un minimum de temps à préciser ce vocabulaire qui possède sa propre histoire et qui ne peut être considéré comme neutre. (3) Voir notament, sur ce site, la synthèse de Florence Gauthier, 1793-94 : La Révolution abolit l’esclavage. 1802 : Bonaparte rétablit l’esclavage, qui utilise le terme et rappelle le « refus obstiné » du salariat par le peuple haïtien